Crémiers d’hier… et d’aujourd’hui

« Au bon beurre », de Jean Dutourd est un roman sous-titré : « Scènes de la vie sous l’occupation ». On dirait du La Fontaine, ou du Balzac, façon « Scènes de la vie privée et publique des animaux : Etude de mœurs contemporaines » (1842).

Publié en 1952, « Au bon beurre » est précisément une étude de mœurs. Ça se veut drôle, parodique, et il est de bon ton de le juger caricatural. Or le roman est très drôle, mais nullement caricatural : les humains qu’on y côtoie sont plausibles, possibles, jamais outranciers. Si caricature il y a, elle est inhérente à ce dont l’humain est capable, dans le meilleur comme dans le pire, et ça, l’auteur n’y est pour rien, il se contente de le décrire.

Il y est question d’un couple de fromagers – les Poissonard – qui pratique assidûment le marché noir sous l’occupation, dans le 17ème arrondissement de Paris, de 1940 à 1950. Autour du couple gravitent des voisins, des employées, des clients : tout le nuancier humain en temps de guerre, de la paisible lâcheté à la tentative de courage, voire l’héroïsme. Dutourd écrit dans le registre élégant et ironique des années 50, les dialogues sont gouleyants et les portraits de trombines, au poil. Avec ça, de poétiques notations sur l’été 42 : « Paris, sec et blanc comme une carcasse de cheval au milieu du Sahara, dressait autour des Poissonard son admirable squelette. Ils le considéraient avec des yeux de propriétaires. Cela leur appartenait, comme un cadavre appartient aux vers. »

Avec une gourmandise assumée, Dutourd décrit l’humain tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être. C’est bizarre, me disais-je, cette sensation d’ouvrir une fenêtre interdite pour inspirer un air frais, revigorant, aux parfums disparus. Liberté, franchise, humour.
Dutourd se moque des commerçants peu scrupuleux pour qui un sou est un sou, guerre ou pas guerre. Les aventures des Poissonard, qui trouvent soudain l’occasion inespérée de s’enrichir, sont contées allegro, jusqu’au savoureux voyage à Laval pour offrir des œufs frais à Pétain… Charles-Hubert et Julie Poissonard nous sont familiers, le plus souvent odieux ou navrants, vulgaires et cupides, parfois attendrissants, parfois effrayants, prévisibles mais pas toujours… Des humains, et ce n’est pas si simple à faire vivre sur le papier.
(Oubliez les visages et les voix de ceux qui les ont incarnés au cinéma, soyez votre propre directeur de casting).

Leurs aventures sont tressées avec celles de personnages (dits) secondaires : clients qui s’engueulent dans la boutique à propos des Allemands et des Anglais, jeunes employées que les Poissonard terrorisent ou qui les font tourner bourriques, jeunes gens découvrant le communisme, voisin Juif aux abois…

Les Poissonard ont d’ailleurs du cœur avec ce voisin – surtout quand la Libération approche, c’est vrai : ils le logent et le protègent, ce pauvre homme, moyennant finance bien sûr ! Mais ces salopards de Poissonard sont aussi capables de taire au vieil homme, pendant des mois, que sa fille et sa femme ont péri dans les camps. Ce mensonge-là est parfaitement désintéressé : tout à coup, ils ont pitié, et le laissent vivre d’espoir.
L’humain, vous dis-je, terrifiant, versatile, irrationnel, capable du pire et tout à coup aimable et aimant, un instant.

L’époque est décrite en détails quotidiens, concrets, de ceux qui ne s’inventent pas : ce qu’on mange, ce que ça coûte, comment on s’arrange, ce qu’on dit de cette guerre en faisant la queue pour un peu de beurre trafiqué. Ces détails pourtant essentiels, souvent absents des livres d’histoire, indispensables pour se figurer le relief exact de ces jours lointains.

Le livre a reçu un grand succès public, et le prix Interallié 1952.
Mais à l’époque, le bouquin n’a pas fait rigoler tout le monde.
Certains lui ont reproché d’avoir si bien peint ce couple de margoulins, que cela prouvait tout bonnement les accointances que l’auteur avait avec eux.
Ces lecteurs ont-ils été gênés de lire en toutes lettres ce qu’ils avaient observé tout près d’eux sans broncher, pendant quatre ans ? Est-ce parce que le roman ne colle pas au mythe d’une France unanimement résistante, autre récit que l’après-guerre – et de Gaulle – imposaient au nom de l’unité nationale ?
Certains n’ont peut-être pas aimé la description tendre mais amusée de l’engagement politique chez un jeune homme. Le jeune Léon, qui se pensait un esprit distingué en étant vaguement socialiste, se laisse séduire par les tirades d’Alphonse, militant communiste, « homme austère si versé dans une science difficile ». La conversation d’Alphonse, pour Léon, est « aride, abstraite, toute de déductions, pleine de données économiques et hérissée de vocables pédants, mais elle l’intéressait aussi : grâce à elle, il entrevoyait des problèmes inconnus. »
L’ironie n’a pas plu : on a traité Dutourd de vilain collabo, ou approchant.
Mauriac lui-même a reconnu avoir été dissuadé de lire « Au bon beurre », à cause de cette suspicion de connivence entre les crémiers louches et leur créateur. Mauriac a ensuite défendu ce livre qu’il estimait courageux, et nécessaire.

Dutourd y revient, dans sa préface au format de poche, en 1972 : « Ayant écrit le roman d’un crémier, j’ai appris par les journaux que j’étais crémier ».

Il raconte avec humour que le mot de Flaubert (« Madame Bovary, c’est moi ! ») a causé bien du tort aux écrivains, et qu’il pensait au contraire avoir fait un portrait cruel de son couple de fricoteurs. A 31 ans, alors peu connu, Dutourd avait justement voulu se venger de tous les Poissonard observés avec amertume pendant l’occupation.
Il avait été certain de tenir une bonne histoire pour raconter l’époque.
Il avait raison.

On découvre ainsi qu’en 40, déjà, (Emmanuel Macron n’était pourtant pas né), le langage administratif était déjà un sabir hypocrite servant à tronquer la réalité :
« Les mots eux-mêmes avaient perdu leur signification. Les démarches les plus normales se qualifiaient de la façon la plus étrange. Par exemple, on ne fumait plus du tabac, on fumait sa décade, ou du belge, on mangeait ses tickets ; la moutarde s’appelait du condiment, les pommes de terre des féculents, les oranges des agrumes. Le mardi le jeudi et le samedi, la vente des apéritifs était interdite dans les débits de boisson : c’était les jours sans. Sait-on aujourd’hui ce qu’étaient les conditionnements provisoires ? C’est le nom qu’en français l’on attribua pendant quatre ans aux emballages. Rien ne restitue la saveur d’une époque comme son vocabulaire. De 1940 à 1944, la France a usé d’un jargon tout à fait inédit, le plus souvent d’origine administrative, où la cuistrerie et la prétention s’en donnaient à cœur joie. »

Le langage officiel reflète en effet la qualité de pensée de nos dirigeants, et ne fait que souligner la vacuité qu’ils cherchent à masquer.
Nous autres, de 2024, on connaît ça : nous sommes gouvernés par des ministres en capacité et en responsabilité, animés d’une volonté de dialogue, déterminés à appliquer l’ambition réformatrice et le projet d’émancipation progressiste de notre président, fan de dialogue horizontal et concertations territoriales avec la société civile.
Chouette alors.
Avec ça, les Français en situation de sobriété subie devraient être libérés sous peu de l’assignation à résidence et bénéficier du vivre ensemble et de l’inclusion, pleins gaz.
Sans parler de la période Covid et de nos auto-autorisations à sortir le chien : on a bien ri, nous aussi.

Monsieur Dutourd (1920- 2011) a été résistant pendant l’occupation, fait prisonnier et évadé deux fois, défenseur de la langue française, gaulliste (mais qui ne l’est pas ?) : ces aspects de son cv sont toujours valorisés. Il a également été journaliste de France-Soir, membre des Grosses Têtes, membre de l’Académie française, catalogué anarchiste de droite : moins vendeur. Si j’ajoute qu’il a publié en 1985 un recueil de chroniques intitulé « La gauche la plus bête du monde », et sa position iconoclaste sur les Serbes de Bosnie, la majorité culturelle actuelle s’empressera d’enterrer l’homme une seconde fois.
Jean Dutourd s’est opposé, à la fin de sa vie, à la féminisation des noms : rien que pour ça je le ressusciterais volontiers. Comme le dit très bien Brigitte Fontaine (Libération, 2020) : « Si on me traite d’écrivaine, je tue ! Il y a toujours eu des écrivains femmes, et là on dirait que c’est la première fois qu’il y en a, parce qu’on a mis un «e» à la fin… Un écrivain est un écrivain, de même qu’une gazelle est une gazelle, même si elle est du sexe mâle. Alors un écrivain est un écrivain, même fille. »

J’imagine Monsieur Dutourd observant aujourd’hui certains de mes concitoyens. Quel roman pourrait-il en tirer ?
Un roman qui raconte la vie d’un couple (les Couillonard ? les Ballotins ? les Neuhneux ?), de 2015 à 2024.

Les Couillonard : urbains, diplômés du supérieur, cadres salariés de grandes boîtes d’audit, de conseil ou chez Big Pharma, où ils tiennent des postes inutiles mais avec agilité (c’est-à-dire une docilité confinant à l’abrutissement, jonglant avec mille procédures absconses et improductives). Biberonnés à l’égalité et la parité, partisans de la paix entre les peuples, fous d’éthique et autres valeurs, ils vivent en banlieue, « comme tout le monde », mais une banlieue où une police municipale étoffée leur évite certains aspects du vivre-ensemble. Vissés à leur smartphone, ordinateurs et autres disques durs bourrés de lithium, ils se revendiquent écolos : au marché, qu’ils font ensemble (le moyen-âge sexiste, c’est fini), ils tendent leurs boîtes de bambou recyclé à la crémière, pour éviter les barquettes jetables.
Le roman s’ouvre sur les Couillonard participant à la marche républicaine du 11 janvier 2015, applaudissant les policiers, brandissant une pancarte Charlie, émus.
Peu après, ils s’engueulent avec leurs voisins, soupçonnés de voter à droite, voire pire (la femme porte des talons et des bijoux, l’homme a une voiture non hybride et un cartable en cuir). Récemment cambriolés, ces voisins leur décrivent l’allure des malfaiteurs, filmés par leur caméra de surveillance. Les Couillonard s’emportent : ils refusent tout amalgame entre les cerises et la confiture de cerises, sans parler de la tarte aux cerises, rien à voir, vous n’aurez pas notre haine.
Chapitre suivant, 2017 : les Couillonard sont émus, Macron est élu. Ils ont fait barrage contre le fascisme, et manifesté leur foi en l’Europe, qui protège de la guerre.
Quand déferlent les Gilets Jaunes, nos amis se tiennent à distance des lacrymos, dubitatifs – ça gagne vraiment si peu un aide-soignant ? -. Ils déplorent les interventions policières – salauds de flics – mais se sentent un peu perdus : ces jeunes en capuche qui pillent les magasins, ce sont aussi des aides-soignants ?
Quand la réalité se complique, autant prendre ses RTT et aller skier.
On les retrouve en 2020, confinés. Vaccinés, masqués, douchés au gel hydroalcoolique, délateurs zélés des contrevenants, les Couillonard applaudissant avec émotion les soignants à 20 h. Grâce à l’Europe, il y a du Pfizer pour tout le monde, ouf ! Madame a désormais des règles anarchiques, Monsieur fait une brève péricardite, mais qu’on ne compte pas sur eux pour devenir complotistes : grâce à la science, ils ont échappé au pire.
En février 2022, émus, les Couillonard affichent le drapeau jaune et bleu de l’Ukraine sur leur profil Facebook. Ils donnent de vieux cachemires à des associations : il faut bien aider ces pauvres gens agressés par l’autre fou.
A l’automne 2022, les Couillonard ont à nouveau voté Macron (l’Europe, rempart contre la guerre !), mais ont totalement oublié l’Ukraine, – trop long cette histoire, quelques semaines ça va, mais là ça n’en finit pas. Autrefois outrés par l’agression russe, sanglotant devant les images des premiers morts, ils n’ont aucune idée du nombre d’Ukrainiens tués ou mutilés à vie, pas plus s’agissant des Russes.
Leur sujet de préoccupation en 2023 : la montée des extrêmes et des fake-news. Heureusement, l’Europe veille et soutient l’Ukraine : la démocratie vaincra !
Monsieur a un nouveau poste chez un sous-traitant de l’armement, les bonus sont faramineux, ils achètent deux studios pour les louer. Parmi les 1257 dossiers, ils choisissent un étudiant Pakistanais et un livreur Africain : c’est si bon de soutenir l’Autre.
Dans le dernier chapitre, en 2024, les Couillonard donnent congé à leurs locataires : c’est bientôt les JO, une si belle fête internationale !
Le temps de trafiquer le bilan DPE des studios, ils les relouent quatorze fois plus cher à des Australiens fans de triathlon, qui ne savent pas encore que la Seine n’est pas praticable.
Le 7 octobre 2023 ? Quoi ? Non, les Couillonard n’ont rien remarqué.
Ils étaient au cinoche, un film extra contre les violences faites aux femmes, une production européenne.

Autres Poissonard.

Ouvrage cité :

Jean Dutourd, Au bon beurre (Gallimard)


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *