Rentrée littéraire 2024. 459 nouveaux romans français publiés entre fin août et début octobre.
Il y en a pour tous les goûts, mais sont toujours mieux servis ceux qui aiment :
- les histoires sur fond de guerre de 40 ou de guerre d’Algérie, ou dans toute ancienne colonie ou TOM,
- les récits d’explorations sexuelles, si possible bi, trans, voire incestueuses, désinhibées en tout cas, sur fond de noirceur du monde (cf le dernier roman de Rebecca Lighieri, proposé aux ados dans le cadre du Goncourt des lycéens, bah quoi ?),
- les plaidoyers contre le racisme, le harcèlement en entreprise, la violence des bourgeois envers les modestes, la douleur de changer de classe sociale, le poids de l’héritage familial,
- les confessions de femmes victimes des hommes ou des biographies de femmes injustement sous-estimées par l’Histoire, et il y en a tant… Des biographies mal nuancées, des femmes victimes, des familles foireuses, des nuits désinhibées et des romanciers persuadés de se colleter avec les douleurs du monde.
Pour autant non, la littérature n’est pas foutue. Les lecteurs – les vrais – sont hélas en voie de disparition (car lire, ce n’est pas avaler n’importe quel truc avec des mots imprimés dedans), et les libraires soutiennent trop souvent la médiocrité, mais il se publie encore ici et là des romans de qualité, non attendus, capables d’éblouir, faire sursauter, ouvrir une brèche dans le coeur et l’esprit. Et par exemple :
=) Cabane, d’Abel Quentin. Fresque ambitieuse sur quatre jeunes chercheurs, auteurs en 1973 d’un rapport (ayant bien existé) sur la nocivité de la croissance mondiale, promettant déjà un effondrement global, et leurs réactions face à cette prédiction funeste. Passionnant, troublant car on s’y retrouve forcément un peu, sensible et fouillé sans être lourd, décrivant avec lucidité les élans humains possibles face à la catastrophe : le courage vain et maladroit, ou la lâcheté assumée, ou la folie obsessionnelle, mais le plus souvent : le déni.
=) La face Nord, de Jean-Pierre Montal. Chronique fine, drôle et à peine amère d’une histoire d’amour contrariée, (entre un homme et une femme : ça devient exotique), doublée d’une réflexion encore plus fine sur l’impossibilité de dire exactement l’Histoire, de la figer en événements qui pourraient s’aligner, définitifs et immobiles, dans une vitrine. Tout cela suggéré par des observations brèves et légères mais coupantes, brillantes estafilades dans le papier blanc.
L’amour et ses tourments est un sujet éternel, et heureusement.
L’état de la planète – sa pollution par l’homme, les feux géants, le pillage des terres, le déboisement, cet acharnement aussi décrié qu’inexorable – est devenu un sujet principal ou filigrane de nombreux romans. Il existe même, depuis 2018, un prix du roman d’écologie.
Seulement voilà, un bon sujet ça ne suffit pas, encore faut-il le traiter selon le goût du moment.
Laurent Chalumeau et Arnaud Viviant, critiques au Masque et la plume (France Inter), ont exprimé leurs vives réserves sur Cabanes, d’Abel Quentin :
Laurent Chalumeau (ancien de Rock & Folk, ancien dialoguiste d’Antoine de Caunes période Canal+, auteur de polars, et dont la fille travaille pour Yann Barthes/Quotidien, je dis tout ça je ne dis rien…) :
« Le narrateur est tellement omniscient que ça lui monte à la tête. On a l’impression qu’il méprise ses personnages et les accable d’une ironie qui ne leur laisse aucune chance. L’ironie dans l’ironie, c’est qu’à force de se croire plus malin que tout le monde, ça se retourne contre lui. Et à tant vouloir rendre les personnages antipathiques, c’est le texte qui menace de le devenir. Sans même parler de l’auteur… Au bout d’un tiers le récit passe à la première personne et celui qui raconte est alors un journaliste désabusé et archétypal. Le regard ne devient pas bienveillant pour autant, mais le fait que ce soit un personnage qui endosse le cynisme et l’aigreur les rend plaisants et divertissants ».
Arnaud Viviant (journaliste, critique de musique rock, ex Inrocks, ex radio Nova, ex- Libé et le Monde, intervenant régulier sur France Inter, je dis tout ça comme ça…) prétend aimer Abel Quentin mais pas là, non, il a été déçu du manque de puissance du texte, il trouve la plupart des personnages « caricaturaux, clichés » », et s’est arrêté après 150 pages. Il n’en a retenu que des exemples de procédés déjà vus ailleurs, et mieux utilisés selon lui (le journal d’un des personnages, par exemple).
Je me disais : C’est bizarre comme les deux plus caricaturaux de la tribune sont ceux qui n’ont pas aimé ce roman.
Ce qui les fout en rogne, c’est que le thème choisi n’aboutisse pas aux conclusions qu’ils espéraient, et que l’intelligence de Quentin ne serve pas le discours politique attendu.
Le roman raconte la vie des quatre signataires (imaginaires) d’une (vraie) étude datant de 1973. Le « rapport Meadows », sous-titré « les limites de la croissance » alertait le monde sur les graves conséquences d’une constante croissance industrielle et démographique. Quentin imagine : Quel genre d’individus sont les auteurs ? Il y a un couple d’Américains, plein de naïvetés et de premier degré, et qui tente de vivre selon ses convictions, ce qui leur coûtera affreusement cher, et c’est tragi-comique. Il y a un Français content de lui et pourtant complexé, raisonnablement hypocrite et perturbé sexuellement, qui vendra ses talents à l’industrie, mais comme chacun sait, l’argent ne fait pas…. Et il y a un Norvégien surdoué et mutique, misanthrope et christique, brûlant d’une foi obscure, souffrant de voir ses semblables si aveugles, qui se fera une vie de martyr.
Il y a enfin un journaliste parisien qui enquête sur tout ça, un type aussi lambda que le lecteur, témoin de l’ambivalence de chacun, des lâchetés dont on se devine capable, de l’insuffisance de nos actions quand nous agissons.
La fresque d’Abel Quentin est tragique, mais c’est vrai, et ceci n’empêche pas cela, il réussit à nous faire rire – à la façon d’un Molière. Il peint avec précision et détails notre impuissance ontologique, notre inventivité à nous détruire, notre solitude malgré nos vœux de solidarité, nos ridicules enfin, malgré ou à cause de notre sincérité.
Et ça, ça ne plaît pas à ces messieurs qui auraient visiblement aimé un roman plus naïf et plein d’espoir, « bienveillant » (pourquoi donc faudrait-il qu’un romancier soit bienveillant avec ses personnages qui plus est imaginaires ? A quoi bon ?), ou alors carrément angoissant et « GIEC compatible », au message politique et moral dépourvu de la moindre ironie, avec des méchants et des gentils bien nets : qu’on s’y retrouve, quoi !
Mais pas l’ironie désolée et hilarante d’Abel Quentin, ce rappel que nous sommes tous capables d’être minables. Les critiques cool et rock et de gauche n’aiment pas les miroirs crus.
Bon sujet de roman mais mauvais traitement, disent-ils.
Rentrée 2024. Divers « problèmes » se multiplient, des trucs comme des « refus d’obtempérer à un contrôle de police », ce qui provoque blessures ou mort de gendarmes, de flics, de passants, de mômes parfois ; assassinat d’une sage étudiante par un étranger sous OQTF, allongeant la litanie de meurtres/viols/agressions par des étrangers en situation irrégulière pourtant sommés de quitter le territoire, gamins plantés au couteau dans des fêtes de village, attaques blessant des enfants, des vieux, des quidams; flics suivis jusque chez eux et assassinés devant leurs enfants, profs de collège brutalisés voire décapités, médecin tué au couteau devant l’école de ses enfants, agents de sécurité agressés, pompiers caillassés, toutes ces bricoles et tant d’autres. En hausse aussi, les assassinats liés au trafic de drogue, les balles perdues qui blessent ou tuent un quidam assis dans son canapé, les immeubles colonisés et détruits par des dealers, les églises brûlées, pillées, dégradées. Et dans toute métropole, ces silhouettes qui errent, ces types hagards, imprévisibles, parfois nus, en pleine crise de démence, ou d’angoisse, ou de manque.
Services psychiatriques saturés, aide à l’enfance débordée, prisons surchargées.
Autant de scènes tragiques, d’histoires douloureuses, de victimes innocentes. Autant de romans en puissance, non ?
Pas matière à littérature ?
Eh non. Car il faudrait évoquer cette chose qui plombe les débats, les finances et les structures de tout le pays, mais dont il est interdit de parler.
Les romanciers n’ont pourtant aucune pudeur et ils ont bien raison. Ils se plaisent à affronter la noirceur : violences sexistes, méfaits du patriarcat, scandales industriels, violences de l’Histoire, camps déportations mafias politique véreuse, inceste interminable ou maltraitances insoutenables subis par eux-mêmes, enfants : un vrai écrivain n’a peur de rien.
Aucune pulsion, folie, lubie humaine ne doit lui résister, et c’est très bien comme ça.
Les huit ans de séquestration de Natacha Kampusch, enlevée fillette et esclave sexuelle, le quintuple meurtre de J.C. Romand sur les siens, les sévices minutieusement organisés des camps de toute dictature, les perversités sexuelles de certains prêtres, les assassinats d’enfants, de parents, de maitresses… ont inspiré des romans. Tout peut être écrit, tout devrait l’être.
Mais les derniers instants d’une jeune fille bêtement française, ces longues minutes d’épouvante incrédule, de lutte désespérée avec un homme ivre de violence, récidiviste sous OQTF ; la recherche de la jeune fille par ses proches, l’angoisse absolue ; l’annonce à la mère qu’on l’a retrouvée morte, tuméfiée et mal enterrée, possiblement violée, à deux pas de sa faculté. La survie, à peine possible, de la mère et des proches. Les répercussions sur une, deux trois générations.
Personne pour s’y coller ?
Non vous dis-je. Sujet impossible, interdit, radioactif.
Aucun auteur ni éditeur ne s’y risque.
Ceux qui ont osé ont été bannis, menacés, contraints de s’autoéditer, de se cacher.
Houellebecq a fait sa part, puis renoncé.
Boualem Sansal, Kamel Daoud oui, mais eux sont Algériens.
La lâcheté collective est un phénomène aussi monstrueux que difficile à décrire.
Monsieur Lepage, un bourgeois cultivé qui revendique son confort matériel et intellectuel, m’a fait mourir de rire en racontant une soirée de poètes vécue pendant l’Occupation, quelque part en zone Sud.
L’un des poètes annonce avec force qu’il compte publier un sonnet attaquant sauvagement l’ennemi Occupant. Un texte si offensif que sa femme sanglote qu’il sera fusillé, mais le poète insiste : on est antinazi ou on ne l’est pas, il l’est et il l’assume. Et le voilà qui lit son œuvre ultra-subversive à l’assemblée qui tremble déjà :
« Roche desprise il se surlève du guidon
Trois degrés mourant sur vos échines haut et bas
Arc-en-ciel divisé la plaine est pleine et coule
La rivière crescendo
Le bruit blanc le chant allons au pré
Doux équilacérés la flamme torte fuligine la
retombée coucou. »
Lepage décrit le cri poussé par l’épouse après le point final, ses supplications à son mari pour qu’il ne publie pas ce poème, « trop direct, trop cru, ce serait un suicide ! », tandis que le poète, « très pâle », réaffirme sa volonté.
« Au moins, sanglote l’épouse, enlève arc-en-ciel et enlève coucou ».
C’est là que Lepage aurait ajouté, pour avoir l’air dans le truc :
« Guidon me paraît également très risqué. En somme, guidon est la traduction du mot fuhrer. »
Ce que j’ai ri.
Monsieur Lepage est le personnage principal du corrosif et réjouissant « Le Confort intellectuel », publié par Marcel Aymé en 1949.
Les périls changent, les hommes, non.
Oeuvres citées :
La face Nord, de Jean-Pierre Montal (Séguier, 2024)
Cabane, d’Abel Quentin (Editions de l’Observatoire, 2024)
Le confort intellectuel, de Marcel Aymé (Flammarion, 1949, Livre de poche, 1988, 2002…), dont le « poème antinazi » est extrait.
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