Jérôme Ferrari est un auteur scrupuleux et original, exigeant avec lui-même et avec son lecteur, et d’avoir reçu le prix Goncourt (2012) n’y a heureusement rien changé.
Il publie cet automne un roman intitulé « Nord Sentinelle ». North Sentinel, c’est aussi le nom d’un des derniers lieux au monde impossible à « visiter » : une île, située en territoire indien dans le Golfe du Bengale (Océan Indien), formant avec deux autres îles l’archipel d’Andaman et Nicobar, au sud de la Birmanie.
Cet îlet de 70 km2 est habité depuis cinquante mille ans par une peuplade qui a échappé à …tout. Aux autres. A nous. A une autorité étatique. Arc-boutés sur leur stricte indépendance, ne souhaitant aucun contact avec quiconque, quelles que soient les intentions du visiteur.
Le dernier à avoir mis le pied sur leur sable, un missionnaire américain, a été tué d’un puissant jet de lance. C’était en 2018. Avant lui, en 2006, deux braconniers qui s’étaient échoués ont été retrouvés empalés sur des pieux, exposés comme un message.
Le gouvernement indien a interdit l’accès à ce territoire de fait autonome, et tout ce que l’on peut dire des silhouettes parfois photographiées depuis un bateau ou un hélico, c’est qu’elles semblent parfaitement en forme.
Jérôme Ferrari a choisi cette référence pour nous parler d’une autre île : la Corse.
L’histoire est celle d’un jeune homme, un « bon à rien », héritier d’une famille enrichie par le tourisme, qui tue au couteau un touriste, ami de longue date.
Motif : l’ami touriste s’est montré vexant.
Celui qui raconte est un professeur de philo, originaire de l’île. Il est consterné par ce meurtre, par l’inanité du mobile et la bêtise du jeune criminel, d’autant plus qu’il connaît très bien ce jeune crétin : c’est le fils de sa cousine.
Ce prof, cultivé, éduqué aux ailleurs et aux nuances, a grandi tout près de la famille du criminel – les Romani. Il a été leur intime – il l’est toujours – et il juge leurs membres aussi stupides qu’arrogants, surtout le petit dernier, installé dans une fainéantise crasse toute pardonnée par ses parents. Est-ce parce que l’ancêtre Romani a subi la brutalité criminelle de l’île, puis l’a exercée lui-même pour survivre, qu’il a finalement injecté dans l’esprit de ses descendants l’idée de la violence possible, possiblement nécessaire ? Une violence qu’il ne faut en tout cas pas exclure.
Le narrateur et sa cousine – son béguin – ont côtoyé les Romani dans leur jeunesse. Ils formaient une petite bande qui comptait des musiciens amateurs, des gitans, des filles et ensemble, l’été, ils débarquaient dans les bars de villages. Parfois la fête virait à l’aigre. Au grand dam du narrateur, sa cousine a épousé un Romani, et de leur union désolante est né le jeune con, le bon à rien content de lui. Le futur criminel.
Un temps, le narrateur a fui ce monde. Tournant le dos à ces vies bornées, il est parti enseigner à l’étranger, avant de finalement rentrer chez lui. Il déteste être un prof coincé en Corse, enseignant la philo à une classe amorphe au fond de laquelle somnole son petit-cousin, et pourtant ce n’est pas si clair : son aversion pour cette vie est trouble, autant que son aversion pour les Romani. Le temps passé avec eux a parfois été heureux, il s’est construit aussi parmi eux, même si son plaisir était impur, mêlé de remords et d’agacements. Ces gens qu’il méprise sont restés des proches.
C’est une contradiction passionnante : il est de ces gens qui vivent « le cul entre deux chaises », entre famille et amis, culture d’enfance et éducation acquise au loin, île charmeuse mais parfois creuse et métropole nourrissante mais amère.
Le narrateur croit en l’Education, à l’enrichissement de l’esprit, au travail acharné et modeste. Pour preuve, cette merveilleuse définition du lycée (de ce qu’il devrait être ? a été ?), empreinte d’une immense foi :
« Une caverne magique, pleine de trésors disponibles pour tous et pourtant impossibles à voler, à partir de laquelle on peut sans bouger rejoindre n’importe quel point de l’espace et du temps dans la communauté fraternelle des vivants et des morts. »
C’est que Ferrari – lui-même prof de philo – aimerait sans doute que toute l’humanité, y compris corse, soit aussi scrupuleuse que lui et aussi ambitieuse, au sens le plus noble : Il n’aime pas voir ses contemporains s’avilir, s’amoindrir, se vautrer dans la facilité. Les coucheries faciles, la veulerie bruyante, ça lui fait mal ; on pourrait, on devrait faire mieux.
C’était déjà flagrant dans « Le Sermon sur la chute de Rome » (2012), où il louait « l’austère probité » de certains professeurs et déplorait « la désinvolture brillante » de certains autres. Il y était aussi question d’un bar, de son climat de fête perpétuelle et factice, et d’un crime commis pour une raison stupide. Ferrari ne craint jamais de se pencher au-dessus du gouffre où fument nos lâchetés, notre manque de dignité, notre si faible curiosité, à la fin, pour autre chose que nos pulsions.
Et comme toutes les âmes lucides, tel un Bernanos ou un Péguy, Ferrari n’hésite pas à qualifier, à nommer la laideur.
Entre deux pages de phrases denses aux subtils agencements, déroulant une idée avec autant de précision, de fermeté et de tenue qu’un jugement détaille ses attendus, il explose en merveilleuses colères. Oui, les touristes qui prennent le petit train sont « débiles », leurs bermudas « grotesques » et leurs casquettes une « abomination esthétique » ; ils « parlent fort, ils sont laids, car rien ne rend plus manifeste la laideur humaine que la chaude lumière d’été -, ils sont pathologiquement désinhibés, comme si le simple fait d’être en vacances produisait chez eux les effets d’une lésion cérébrale », oui les pavillons de banlieue sont « hideux », « sinistres », et souvent nous apparaît «la monstruosité de l’anatomie humaine », « l’épouvantable superficialité des mobiles humains, leur bêtise ». Quelle jubilation de le lire !
Cette lucidité n’épargne pas le narrateur lui-même, qui confie drôlement et piteusement ses nuits pathétiques avec des touristes ivres, et sa trouille, ensuite, d’avoir chopé une cochonnerie.
La lucidité n’empêche pas non plus une immense compassion –celle qu’on attend d’un prêtre – pour l’homme et ses failles, la brûlure de ses humiliations, l’étroitesse de ses rêves. Dire ce dont nous sommes capables, mais aussi son attachement viscéral à l’île, ses paysages, ses traditions, – les vraies, pas celles singées pour les touristes. Dire les femmes telles qu’elles sont, cousines interdites et décevantes, copines se révélant amantes, serveuses un peu putains, mais toutes gages d’espoir et de rédemption…
Décrire le pire sans cesser tout à fait de croire au meilleur.
Voir ce qu’on voit, comme disait Péguy, est un privilège douloureux.
Le crime commis dans « Nord Sentinelle » a pour mobile une vexation.
Un type pas éduqué tue un type bien éduqué, parce qu’il l’a vexé, comprend-on au début du texte.
Pourtant, le déroulement du drame tel qu’il est raconté, de sa source minuscule jusqu’au geste fatal, révèle d’autres nuances.
Le jeune con Corse a accueilli son ami touriste dans le restaurant familial. L’ami touriste est un jeune parisien dont les parents possèdent de longue date une maison sur l’île. Futur médecin, entouré de sa compagne et d’un autre couple parisien, l’ami touriste est en pleine possession des pouvoirs de son âge et de son éducation, et entre dans le restaurant comme il visiterait son avenir : confiant, ouvert, un brin content de lui. Ses amis lui ressemblent : de ces gens dont on dit qu’ils ne doutent de rien.
Le jeune con les accueille aimablement, les installe à une table avec vue sur mer, offre à tous l’apéritif. Lui aussi est sûr de son rôle, de son pouvoir, de son territoire.
Il recommande à son hôte un vin « pas encore à la carte », comme on fait une faveur. La tablée commande le vin, qui n’est pas si bon, et découvre au moment de l’addition qu’il est « hors de prix ». Furieux, ils paient néanmoins la note et quittent froidement les lieux. Toute la soirée et le lendemain, le futur médecin et ses amis ruminent leur vexation. Pour se venger d’avoir eu la main forcée, ils décident de retourner au restaurant : cette fois ils ne commanderont pas de vin mais boiront ostensiblement une bouteille apportée, provocation qui servira de leçon au jeune gérant.
Le dîner se déroule sans que le gérant ne réagisse, mais vers deux heures du matin, il vient demander des explications à son ami touriste. Le jeune Corse est vexé, ému, il en bégaye d’une « voix d’enfant en colère », demande pourquoi cette provocation. L’autre hausse les épaules, le repousse et tourne les talons.
C’est le lendemain que le jeune Corse, cuit à point par une nuit de rancœur, ira trouver le touriste sur le quai bondé du port, et le poignardera à mort.
Un type vexé et pas éduqué tue un type vexé et bien éduqué, qui pourtant s’est mal tenu.
Deux crétins, deux vexés. Mais l’un est éduqué de telle façon qu’il n’envisagera jamais d’agression physique, quand l’autre a été préparé à recourir à ce geste funeste.
J’ai ressenti une immense tendresse, non pour le jeune con criminel, mais pour le narrateur (et Ferrari mal caché derrière) et ce qu’on perçoit de son amertume désolée. L’ironie rageuse présente à chaque page ne masque pas tout à fait la tendresse qu’il a, semble-t-il, pour tous les vexés de la Terre.
Qu’est-ce que la vexation ?
Une blessure d’orgueil, une forme de deuil, la perte d’une illusion sur nous-même, nos pouvoirs, notre statut. On doit en rabattre, et ça fait mal. La plus grande vexation est vécue, disent les psychologues, comme une « rétrogradation existentielle ».
Selon Freud, l’homme moderne supporte au moins trois vexations, causées par la science : la première, c’est que la Terre qui le porte n’est pas le centre du monde, mais l’infime parcelle d’un univers infini. La seconde, c’est qu’il descend du singe et que de temps en temps, ça se voit. La troisième, et c’est Freud lui-même qui la cause, c’est que l’homme doit admettre qu’il n’est pas maître de ses pensées, que la plupart de ses faits et gestes sont dictés par son inconscient, qui lui échappe.
Outre ces vérités anciennes, vivre implique inévitablement de s’exposer, quoiqu’on fasse, à des vexations supplémentaires.
La vexation est-elle équivalente à l’humiliation ?
L’humiliation semble plus grave. On peut être légèrement vexé, mais pas légèrement humilié. On est humilié, ou pas. La vexation contrarie notre mégalomanie, elle peut en être un correctif assez sain, mais l’humiliation touche à la dignité élémentaire.
Enfin, on peut s’humilier volontairement, s’abaisser devant quelqu’un par calcul ou obligation ou dévotion, en tout cas délibérément. Tandis que la vexation n’est jamais volontaire mais subie, elle nous surprend, nous cueille, – certains plus facilement que d’autres. Et chez ces susceptibles, une légère vexation vaut profonde humiliation.
Dans « le Sermon », Ferrari terminait son roman par le récit de la mort d’Augustin, évêque d’Hippone. Il imaginait son agonie, et son trouble de constater qu’il n’était plus certain que la succession des civilisations, – la destruction de Carthage par les Romains, puis de Rome par les Barbares, et celle, imminente, d’Hippone par les Vandales -, ait le moindre sens.
L’évêque tout à coup fataliste cherchait à apercevoir Dieu pour le rejoindre, mais ce qui lui apparaissait malgré lui, c’était le sourire offert par une jeune femme des années plus tôt, un ultime signe de vie, et de foi en la vie. Conclusion émouvante et gracieuse, comme un (dernier) souffle d’optimisme.
Douze ans plus tard, « Nord Sentinelle » se termine de façon plus trouble et plus acide, et cela convient aux temps que nous vivons.
Le narrateur se souvient de son retour sur l’île. Lui qui avait cherché à devenir « un autre, n’importe qui d’autre » en partant vivre au loin, est finalement rentré, convaincu qu’on ne change pas. Ce qu’il découvre des ravages du tourisme et de certains « progrès » le font hurler de rage et de dégoût : la multiplication des bateaux de croisière dégorgeant des « hordes de retraités libidineux qui parcourent la ville par petits groupes hostiles et vociférants, exposant à la vue de tous l’obscénité livide de leurs jambes variqueuses », « la pratique impardonnable du selfie, pratique aggravée de surcroît par l’utilisation d’une grotesque perche télescopique sur laquelle il faudrait les empaler avant d’exposer leurs dépouilles à la vue de tous, (…) en guise d’avertissement à leurs congénères » … (oui, comme sur North Sentinel…).
Il évoque le « champ de ruines » que sont les ports en fin de saison, puisque le moindre logement est devenu saisonnier, et les quais muets, morts, les bars fermés, les façades closes, une île aussi anormalement abandonnée que saturée l’été. Avec un amer regret, il confesse la faute de son peuple cupide : avoir laissé la vie sauve au premier touriste débarqué sur ses côtes. Avoir livré l’île aux « voyageurs », « dans un face à face de corruption mutuelle où chacun révèle les vices de l’autre en lui exhibant les siens ».
Et il pense à ce jeune con de cousin qui a voulu « réclamer le prix de son humiliation », il s’adresse à lui mentalement, en l’appelant maintenant « mon garçon », puis « mon pauvre petit garçon », il lui confie qu’ils sont du même sang, « le sang des faibles ». Et la tendresse surgit, et si ce n’est pas un pardon alors je ne sais pas ce que c’est :
« mon pauvre petit garçon, tu n’as pas la sagesse de renoncer comme j’ai renoncé moi-même à tant de choses, les amours impossibles, les enfants qu’on n’aura pas, la présence de Dieu dans l’incroyable beauté du monde »…
Une bénédiction qui aurait pu être donnée par le Sultan de Harar, celui qui autrefois réussit à garder sa cité sainte inviolée jusqu’à ce qu’un certain capitaine Burton lui arrache l’autorisation d’entrer, ce qui sera la perte de la cité.
Ferrari déteste la violence, par chrétienté, par morale, par culture – ou les trois à la fois, à moins que ces trois mots ne disent la même chose.
Mais la fin d’un monde est en effet désagréable à vivre, la chute d’une civilisation dans la laideur, la fausse curiosité et la vraie grossièreté, la glissade dans le « délit de niaiserie caractérisée », c’est pénible, et les fervents sermons d’Augustin ni l’amour d’un proche ne suffisent pas toujours à se consoler.
Je crois bien que Ferrari a un minimum de compassion pour le geste désespéré – désespérant – du crétin Corse qui tue un touriste arrogant.
Les critiques de Nord Sentinelle sont très élogieuses pour la grande majorité des médias, même si certains semblent avoir lu sans lire cette fin vertigineuse, troublante de beauté et d’ambiguïté (exception faite de Marie Chaudey pour « La vie »).
Deux critiques se distinguent : Jean-Marc Proust (mon Dieu, quel patronyme pour un tel job) et Arnaud Viviant, au Masque et la plume. Ils n’ont pas aimé.
Selon eux, le texte manque d’empathie, ingrédient obligatoire selon la doxa, puisque manquer d’empathie dans un roman envers la merditude humaine, c’est refuser de pardonner la sienne au lecteur, et le laisser se débrouiller avec. Insupportable ! Panique à bord !
Proust (Jean-Marc) :
« J’ai trouvé que c’était assez mesquin. J’ai fini par me demander, pourquoi je dois mépriser ces touristes dont au fond je fais partie, et j’ai trouvé qu’il manquait un peu d’empathie. (…) Ça manque singulièrement de tendresse, d’ironie et j’ai trouvé que le roman m’entraînait finalement dans une voie un peu réac, avec l’idée d’une Corse d’avant, d’une Corse de l’entre-soi, accompagnée par un mépris de classe intello, une Corse fermée, en somme un paysage dans lequel je ne me retrouvais pas, ce qui fait que le roman a fini par me paraître à peu près détestable. »
Arnaud Viviant :
«Alice Zeniter a développé le concept d’empathie violente, eh bien c’est exactement ce qui manque à Jérôme Ferrari, qui n’est, lui, que dans la violence. Pour parler des touristes qui visitent l’arrière-pays, il écrit : « ils voulaient passer des vacances ayant du sens », cette observation est extrêmement violente envers le touriste ! (…) Il y a quand même un problème sur ‘droit du sol’ et ‘droit du sang’ quasiment, qui est légèrement gênant dans le fond philosophique de son affaire, et sa violence. » (sic)
C’est bizarre, ai-je tout à coup songé, on dirait deux types vexés à mort.
Il y aurait une thèse à faire sur ce qui prépare un individu à la vexation ou au contraire l’immunise. Quelle éducation, quel caractère acquis, quelle génétique ou physiognomonie font que certains semblent nés vexés, quand tout glisse sur d’autres ?
Ces deux-là sont pourtant de bons lecteurs, mais voilà, ils sont vexés, peut-être même humiliés. Au point de lire l’inverse exact de ce qu’un romancier a écrit. On ne sait quelle cruelle désillusion Jérôme Ferrari leur inflige, au point qu’ils brandissent l’obligation d’empathie…
A ce genre de lecteurs, je conseille « Oui-Oui et la voiture jaune » d’Enid Blyton, ou « Petit ours brun sur le pot », de Marie Aubinais. Leur amour-propre sera épargné.
Ouvrages cités :
Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (Actes Sud), 2024
Le Sermon sur la chute de Rome (Actes Sud), 2012, (Babel poche), 2013
Oui-oui et la voiture jaune, Enid Blyton (Hachette), 1966
Petit ours brun sur le pot, Marie Aubinais (Bayard jeunesse), 2021
Laisser un commentaire